Elle attendait que ça passe… C’était
long, lent et douloureux, cette boule dans la gorge qui cherche à se laisser
dissoudre mais reprend pourtant consistance au moment même où elle pensait
enfin pouvoir l’avaler d’un coup, gloups, et reprendre le cours de la vie normale…
Non, y’a rien à faire, ce matin, la
boule est bel et bien coincée entre amygdales et pomme d’Adam. Bon. Regarder
les branches des chênes se balancer sous les rafales du vent venu de la
mer ; comme elles sont belles, les feuilles retournées par la brise,
argentées et sonores comme des milliers de lutins qui s’efforceraient de
distraire l’âme des humains de leurs trop lourds fardeaux. Elle est douce
aussi, l’attente du prochain élan de vent. L’écoute s’aiguise au fur et à
mesure que le silence change, les premières branches frémissent, l’arbre peu à
peu s’anime et prend bien sous la poussée de la rafale. Soudain l’intensité
augmente, elle se prend à imaginer l’ouragan brusque et violent qui jetterait
tout édifice humain à terre et remettrait les pendules à l’heure, l’heure zéro
du désastre et du « Tout est à recommencer, par où on s’y
prend ? ».
Mais non, le vent décroît, les
branches s’apaisent, les feuilles reprennent une position apaisée, le calme
revient… l’angoisse n’a donc pas été chassée par l’air marin, toujours un
relent de ras le bol et d’incompréhension, comment faire pour mettre fin à cet
état loqueteux de pauvre malheureuse ?
Tout doucement, la pluie commence à
tomber, quelques gouttes qu’on dirait sorties d’un brumisateur pour l’instant,
mais en quelques minutes tout est humide, presque trempé… les arbres commencent
à dégouliner, le vent s’est calmé sous cette petite bruine qui l’a abattu.
À observer la pluie ruisseler sur les
vitres, elle a peu à peu perdu l’envie de pleurer … quelques larmes ont
accompagné les plus fortes gouttes du début de l’averse, elle se sent mieux,
comme un peu lasse, peut-être enfin vidée d’une partie de cette substance
visqueuse qui englue ses sentiments et tout son être dans un état d’apathie
malsaine.
Elle sent encore le poids des regrets,
la lourdeur de tous les instants portés depuis des années comme le pesant et
encombrant fardeau de cette vie à continuer, cette existence rêvée qu’elle ne
peut plus, ne pourra jamais assumer. Se résoudre à renoncer, se rappeler les
émotions sacrifiées, remuer dans la plaie béante de son cœur arraché, disloqué,
le couteau de la déchirure, l’arme fatale de la séparation : voilà, elle
le sait maintenant, la raison de son mal-être depuis ce matin.
Les vitres sont maintenant recouvertes
d’un véritables rideau de pluie, une tenture liquide et transparente qui
déforme le paysage, les arbres et le jardin, un voile invisible qui lave de
toutes les impuretés déposées par la chaleur moite de l’été indien … Ses
pensées se diluent dans cette eau purifiante, elle laisse aller les émotions
trop intenses et se sépare peu à peu, presque à contre-cœur pour certaines, des
sensations les plus douloureuses.
La pluie redouble soudain, le vent se
lève à nouveau, une charge ultime des intempéries pour rincer à grandes eaux
les dernières traces de nostalgie et de remords. La douleur est plus diffuse à présent,
comme délitée entre différentes couches de filtres dans son cerveau, le cœur
commence à se refermer, lentement les fils de suture se resserrent. L’infinie douceur de la vie d’avant
lui revient encore en mémoire, quoique lustrée par la conscience de la
manipulation de son esprit pour magnifier le passé. Alors, elle se rappelle l’état second où elle a
laissé partir à la dérive ses certitudes et ses engagements, comptant sur sa
bonne étoile pour ne pas avoir à regretter ses actes par la suite. Elle vivait
à l’époque comme en apesanteur, les journées défilaient dans l’urgence
d’accomplir les tâches essentielles, bien s’occuper des enfants, du boulot, de
la maison, de l’homme en qui elle croyait et plaçait tous ses
espoirs d’une vie plus belle, tout en le négligeant comme elle se sentait
négligée (et se négligeait si bien). Pour oublier ses absences répétées et
les longs moments de solitude qu’elle éprouvait parfois même en sa présence,
elle avait appris à se débrouiller : comment tromper l'ennui avec les livres, une émission débile ou une parlote au téléphone avec l'amie lointaine, la cousine oubliée, les parents ignorés. Chacun-e lui rendait ce
quotidien moins difficile à supporter. Le soir, elle s’affalait
souvent en travers du lit sans être passée par la salle de bains, une fois les
tâches ménagères achevées, le dernier mégot éteint dans la cheminée… les
lumières allumées (appel à l’absent, invitation à trouver son chemin vers
elle malgré l’heure tardive), elle se glissait sous la couette, se défaisait
de ses vêtements et les laissait tomber au pied du lit, déjà à moitié endormie. Quand il rentrait, parfois elle se
réveillait à moitié, s’il restait regarder la télé elle replongeait dans ses
rêveries, si en se couchant il tentait de l’attirer à lui, elle attendait qu’il
se soit endormi pour descendre pleurer, écrire ou fumer sans faire de bruit.
Maintenant que la pluie avait presque
cessé, de grosses gouttes tombaient lourdement des branches toutes mouillées,
les feuilles luisantes penchaient, chargées d‘humidité mais comme revigorées par
cette toilette imposée par les cieux. Le vent achevait de les sécher, dans son
cœur aussi elle sentait comme le souffle apaisant d’une mère sur le front
brûlant de son enfant malade.