dimanche 12 juillet 2015

Mam Goz Loeiza s'en va

Mamie,

Çà y est, il paraît que c'est le moment, Maman vient de m'appeler, elle t'a trouvée à terre, essayant d'agripper un appui, de trouver un moyen de te relever, encore une fois, pour reprendre force et courage et continuer encore un peu le chemin...
mais cette fois j'ai senti comme un courant d'air légèrement plus glacé, comme un souffle qui passe pour ne plus jamais revenir, l'air s'est fait plus épais, je ne vais peut-être pas avoir le temps de te dire au revoir.

Depuis des années déjà, tu nous dis que rien n'a d'importance ici-bas, depuis plusieurs décennies j'entends ta rengaine à chaque départ d'un plus jeune que toi, aimé ou inconnu : "mais que fait le Bon Dieu, pourquoi il ne me prend pas moi, ma vieille peau n'est donc pas aussi savoureuse ?!"…
Tu me diras, c'est pas dur, tout le monde est plus jeune que toi, et puis personne n'a eu autant d'occasions que toi de s'endurcir, de tromper la faucheuse, de lui rire au nez et de prendre les chemins de traverse pour lui échapper...

Naître en octobre 1912 dans une petite commune du littoral breton, c'était déjà faire preuve d'un grand courage et d'un profond sens de la compétition pour le bonheur : la maison où tu as vu le jour n'avait pas encore l'eau courante et encore moins l'électricité, ta maman portait le deuil de son mari depuis peu, ton frère aîné eut priorité pour étudier, voyager, s'émanciper... Comme tant de filles entre les deux guerres, tu as donné sans rechigner ton enfance, ta jeunesse, tes plus belles années, pour aider ta mère à tenir sa maison et son commerce.
Puis, quand enfin tu as pu trouver le bonheur avec Papy Charles, l'affreuse mécanique de la guerre a bien failli te priver du joli destin auquel tu avais droit. Plusieurs années de séparation, de privations et d'angoisse quotidienne ont continué à forger ton sacré caractère : tu n'as jamais démérité, jamais abandonné la partie, toujours tu as fait front, vaillante petite femme protégeant ses enfants, ayant foi en l'avenir, en l'amour qui finirait bien par vaincre toutes ces tragédies.
Puis, traversant la France transformée en capharnaüm pour rejoindre ton mari, tu as quitté ton village, ton pays, pour construire au Maroc une nouvelle vie : là-bas, tu as trouvé le soleil, la joie de vivre sans souci avec les amis et la famille élargie, les beautés du monde arabe et l'allégresse de voir grandir tes enfants en paix et de pouvoir leur offrir les études qui t'avaient tant manqué.
Les épreuves n'ont pourtant pas cessé çà et là de t'importuner, la santé fragile de ta petite fille, le déchirement de quitter ce pays magique pour revenir à ta Bretagne natale... Mais toujours tu as fait face, ta bravoure et ta gaieté ont toujours fasciné toutes les personnes qui t'ont côtoyée.

Avec Papy Charles, vous avez su reconstruire à Concarneau une belle situation, vivre des années tranquilles, de labeur puis de retraite paisible malgré les aléas de santé des uns et des autres autour de toi.
Tu as connu les joies de voir tes enfants fonder chacun une belle famille, à chaque vacance scolaire tu t'es régalée à accueillir et choyer tes petits-fils et petites-filles, leur apportant l'amour et la joie de vivre, mais aussi le respect de valeurs humaines essentielles : le goût de l'effort et du travail bien fait, l'importance de l'autonomie en toute action.
Tu as ensuite traversé d'autres années sombres avec la maladie de Gaëlle, puis le rapide déclin de Papy qui t'ont tour à tour livrée à l'absence, bien trop vite.

Tu as pourtant vaillamment gardé ton indépendance, nous impressionnant à chaque visite par ton autonomie, ta volonté intacte de tout faire seule, malgré les faiblesses dues à l'âge.

Très entourée par tes enfants et tes petits-enfants, tu as pu passer encore de nombreuses années chez toi, dans cette maison où nous avons tous de si bons souvenirs de vacances ensoleillées et de joyeux repas de famille. 
Puis tes arrière-petits-enfants t'ont à leur tour apporté quelques rayons de soleil. Ton regard amusé et toujours pétillant devant chacun de ces jeunes (de trois quarts de siècles de moins que toi) m'a toujours émerveillée : tu m'as appris qu'en toute chose, en tout moment, la vie est belle si on y met du sien, si on sait reconnaître la chance d'être là plutôt qu'ailleurs, si on espère que demain sera plus beau grâce à l'amour et la confiance. 

Ces dernières années, tu as lâché prise, tu n'es plus bien présente en pensée, tes paroles n'expriment plus grand sens mais tu es toujours aussi magnifique, petit bout de femme vaillante malgré ta fragilité grandissante, mon exemple préféré de ténacité et d'optimisme.

Je t'aime, Mamie, tu vas terriblement me manquer.

vendredi 3 juillet 2015

Adieu Petit Prince

en 1990, quand tu es arrivé dans mon village, démarche tranquille et sourire aux lèvres, ma vie a pris une couleur différente.
ça faisait déjà quelques mois que ma trajectoire fléchissait, du grand bond en avant vers un avenir radieux après quelques années d'études, j'étais déjà entrain de bifurquer vers un petit chemin de bord de mer bien sinueux, mais ô combien plus attirant que la vie rêvée par mes parents et grands-parents...
tout autour de moi sentait l'air du large, j'avais osé et réussi à me départir des convenances familiales et sociales pour voguer au gré du courant trinitain, un coup au rade, un autre en mer... jamais seule, jamais fatiguée, toujours souriante et pêchue...
et rigolant...
et aimant ça.

et puis tu es arrivé, avec ton regard d'enfant rêveur, ton visage de beau gosse nature, tes gestes de mec sûr de sa force, de sa place, de son chemin à faire, en mer comme à terre. en mer plus qu'à terre.
pieds nus à toute heure, en short une grande partie de l'année, les mains encore caleuses de la dernière traversée, les cheveux blanchis par le sel et le soleil.

avec toi il y avait tes potes, ton équipe... tu as toujours été entouré de gens formidables, passionnants autant que passionnés, éperdument amoureux de l'océan, de la vitesse, de sensations hors du commun.
j'ai aimé ta façon de les étonner, de les pousser à agir, à gamberger, à se transcender comme dit ton frangin.
tu as dessiné des plans avec les archis, tu as montré aux ouvriers du chantier comment coller ensemble résine et contreplaques, tu as tourné des pièces en titane à ton idée, tu as expliqué au voilier comment dessiner et couper tes prochaines voiles, puis tu as embarqué chacun et chacune sur ton bateau fraîchement mis à l'eau, et vogue en baie, en océan, entre les continents...

j'ai aimé cette tranquille assurance, ce joyeux air de savoir que rien n'a d'importance, ce farouche besoin d'aller en mer, sur un engin magnifique, fruit de tant d'heures de réflexion, de partage, d'énergies mises en commun... 

tu nous as transmis l'amour des belles créations, le respect de la nature et de soi-même, sans te départir de ton éternel sourire, de ton regard attentif et profondément humain.

quand on traversait du Trého à la Teignouse avec toi, on mettait rarement plus de temps que pour aller du pont de Kerisper aux Chandelles et encore moins que pour en revenir...

quand on fêtait un anniversaire - ou rien du tout d'ailleurs - il y avait toujours des paillettes dans tous les yeux, des ronds-points à l'envers et parfois même une pelleteuse, une boîte aux lettres en vadrouille ou une voiture flottante...

les jours d'avant départ de course, quand tout le monde s'agite sur les pontons, s'endort tard en des endroits aussi improbables qu'un container, une niche sous les remparts ou derrière une passerelle de ponton, tu restais frais et solide, tellement heureux d'aller vivre en mer ta passion de glisser le plus vite possible sur l'écume, d'égaler les dauphins à la course, de surfer sur les vagues du plaisir.

cette année-là tu n'as pas gagné la course, en gentleman tu as cédé la première place à la Fiancée de l'Atlantique qui avait chèrement mérité sa consécration... elle aussi féérique amoureuse de la mer, championne du croquage de vie puissance mille, audacieuse marin épaulée de mecs fantastiques...

et puis la vie m'a entraînée vers d'autres rivages.
une dizaine d'années après, nos chemins se sont à nouveau croisés, nous étions devenus des parents, chacun à sa façon enrichi de découvertes, de rencontres, de voyages, de succès ou d'échecs...
mes enfants ont partagé les mêmes bancs d'école que ceux de ta compagne, les mêmes bords de mer, la même douceur de vivre... les miens sont revenus plus d'une fois avec des étoiles plein les yeux d'une virée dans votre belle propriété aux animaux étonnants pour un jardin trinitain...
tout était serein à votre contact, la vie semblait si simple et douce pour votre famille, les aléas du quotidien m'ont toujours paru vous épargner la lourdeur d'une routine pourtant universelle...

et puis vous êtes partis pour votre beau voyage familial. nous avons regardé Jambo quitter le port avec des sentiments mêlés de tristesse, d'admiration et de respect, voilà un homme et une femme qui osent, qui savent larguer les amarres et assumer pleinement leur choix d'une vie différente, meilleure pour eux et leurs enfants...

nous avons suivi votre périple le long des côtes brésiliennes, chiliennes, dans les eaux froides puis chaudes du Pacifique...
lors de vos retours en métropole nous avons savouré les trop courts instants en votre compagnie, les enfants se retrouvaient, les copines et les copains reprenaient leurs droits à la rigolade, aux bonnes soirées, aux heures délicieuses de l'amitié.

et puis voilà, l'autre matin en allant bosser j'entends que tu n'es pas remonté. la mer t'a gardé. un monde bascule. tout éclate en morceaux. ces vingt-cinq ans passés à construire, à aimer, à donner la vie, à regarder grandir, à douter, à chercher, à refaire, à essayer, à réussir parfois, tout est remis en question par ces quelques mots : Laurent n'est pas rentré de plongée.
en quelques minutes, tout remonte, les souvenirs et les incertitudes, les espoirs et les déceptions, les tentations et les renoncements.

les belles choses accomplies sont là aussi, pour me prouver que chaque parcours peut être considéré comme heureux si on le veut bien...
mais ton brusque départ ravive un sentiment désagréable d'inachevé, d'incomplétude.
et la tristesse de ne pouvoir te dire la place que tu as eue dans mon existence.
et la méchante boule qui bloque ma gorge en pensant à Caroline, Lou, Basile, Justine et Jules livrés à ton absence.

mais aussi le respect pour Yvan, ton frère aimant, si fier de toi et soudain si malheureux.

Merde ! Laurent, pourquoi t'as choqué ?