vendredi 15 avril 2011

blablabla mon fils

Fils,

Ce soir je fais fi des gouttelettes de thé qui ont maculé le sous-main tant ma main tremblait au moment de verser le breuvage brûlant dans la tasse en faïence blanche et noire, tu sais celle que tu as si bruyamment jalousée à Noël dernier quand je l’ai tendrement sortie de son écrin de papier de soie bleu en souriant à celui qui me l’offrait…

Ce soir mon rituel maniaque de faire le propre sur le bureau avant d’empoigner les mots n’est plus qu’une vague réminiscence d’un monde que j’ai connu il y a longtemps il me semble… c’était hier pourtant.

Ce soir je sais que ça y est, je t’ai perdu, où et quand exactement demain nous le dira peut-être, mais là je suis comme hier en m’endormant, à me répéter que je suis fatiguée, usée, élimée comme une vieille gabardine qui aurait connu trop d’épaules différentes, trop d’hiver rigoureux ou de printemps chétifs et pas assez de séances chez le teinturier.
Ah mais oui j’oublie, ce métier-là tu l’ignores sûrement, c’est une activité en voie de disparition, celle où des femmes et parfois des hommes s’éreintent devant des machines brûlantes et à l’aide de produits toxiques pour redonner aux vêtements un semblant de fraîcheur et de propreté.
en fait c'est un peu comme le métier de parent, on est pas toujours sûr de l'origine du tissu qu'on a entre les mains et on ne sait pas trop quel bidon de détergent ouvrir pour venir à bout de cette tâche ou d'une autre salissure.

Bref, je me sens comme la serpillière que tu avais oubliée un soir dans un coin de la salle de bain, après une douche trop volubile… j’ai gardé dans les plis de ma peau l’humidité nauséabonde des larmes pleurées les semaines passées, auxquelles se sont rajoutées l’amertume des sourires volés aux instants rares passés en ta compagnie le temps d’une séance chez une copine psy…

et puis pour souligner le tout et faire le total de la lourde addition, voici que tout à l’heure ton père étonné m’a appris que tu découchais cette nuit à nouveau, avec l’alibi fumeux d’avoir passé hier, comme prévu, un après-midi studieux alors que tes grands-parents m’ont alerté avoir dû renoncer à ce rendez-vous hebdomadaire…

Que nous est-il arrivé, entre manque de communication et faux-semblants, parmi les contingences quotidiennes et les aléas d’emplois du temps trop chargés que tu as refusé de partager il y a déjà douze semaines ?

En fait c’est très con, c’est exactement la question que se posent tous les parents dont l’adolescent s’envole peu à peu du nid douillet qu’ils se sont efforcés de construire puis d’entretenir pour leur enfant devenu grand. Tous les magazines de psycho, tous les spécialistes le disent et le rabâchent, il n’y a peut-être rien que nous puissions nous reprocher, ou alors très peu, en tout cas pas grand chose, si ce n’est quelques mégots fumés un peu trop près de ton berceau, un divorce aigre-doux et un remariage aux antipodes de l’ambiance dont tu as été bercé dans tes tendres années.

Mais là ce soir j’en ai marre, la dose de trop vient de m’être injectée, à neuf semaines du bac tu continues à te fracasser sur les côtes hostiles de la jaille du week-end et j’ai le sentiment d’avoir été flouée, ou plutôt de te voir te tromper toi-même, ce qui est encore plus douloureux car je me sens impuissante.

J’avais depuis quelques jours trouvé comme un second souffle, tu sais, cette énergie venue du fond du ventre quand la course démarrée il y a quelques kilomètres pourrait se transformer en calvaire mais qu’on vient de trouver le rythme cardiaque adéquat pour franchir encore quelques centaines d’hectomètres sans souffrir davantage, se sentant même plus léger, plus puissant presque…

Je ne sais si tu apprécies, asthmatique que je t’ai fait, ces douces sensations de la course à pied qui m’ont tant plu quand j’avais ton âge, mais tu dois savoir que quelques millions d’humains y goûtent avec délectation chaque jour sur cette planète.

J’avais, donc, trouvé un nouveau rythme dans mes pensées vers toi, c’était comme un baume du Tigre que je pouvais enfin appliquer sur la blessure encore un peu à vif de ton départ de mon cocon. Je pouvais t’imaginer allant vers les épreuves de philo et d’histoire-géo tant redoutées avec quelques armes en poche, je réussissais même à te voir lever les bras en signe de victoire devant le panneau d’affichage des résultats…

Et puis surtout j’arrêtais de me culpabiliser en croyant que t’avoir laissé gérer temps et argent te permettait enfin de glisser paisiblement vers la maturité que nous espérons tous pour toi.

Et boum, patatras, pas du tout, j’ai tout faux, t’es toujours accro de tes potes et de la musique et de tout ce qui tourne entre vous, autour de vous et vous fait tourner aussi. T’as pas encore compris que quelques semaines de ta vie sur un autre mode pourraient te permettre de vivre toutes les autres sur celui qui te plaît vraiment.

J’espère juste que tu ne te défonces pas avec des trucs qui pourraient te laisser scotché jusqu’à la chaise roulante ou l’oubli éternel. J’ai les boules de t’imaginer la gueule dans ton vomis à l’heure où je t’écris.

J’aimerais être sûre que demain tu te réveilleras dispo pour une bonne session de révisions qui te conduiront lundi de bonne humeur au bahut.

Mais non je n’y crois pas, je ne suis qu’une mère de quarante deux ans insatisfaite et perdue dans son imagination, trop conne pour ne pas avoir compris comment t’aider, comment t’aimer, comment t’élever.

Et trop triste maintenant pour savoir te dire que tu peux y arriver.

Je sais juste te rappeler que te faire du mal tu n’as pas le droit, que te respecter doit être le premier de tes soucis et qu’aimer la vie te sauvera de toutes les déprimes.

Regarder le soleil se lever en ayant la force de le suivre et de ne relâcher son attention qu’après le dernier rayon caché de l’autre côté de l’horizon est la plus belle chose qu’un homme puisse faire dans sa journée, quand il a déjà accompli tous les gestes qui lui permettent de se tenir droit sur cette terre : être respectueux, curieux, attentif, ambitieux.

J’ai essayé de te transmettre ces valeurs, parmi d’autres affinités qui me sont chères comme la littérature, la poésie, la musique ou les beautés simples de la nature…

Je crois encore un peu que tu sauras t’en servir pour avancer vers ton futur… et là blablabla tu en feras ce que tu veux.