vendredi 3 février 2023

Les mots reviennent de je ne sais où



Waterman de P. sur feuille de cahier 21-29.4 à rayures Seyes

Matin, bougies, calme des oiseaux babillant sous le ciel encore gris.

 Chacun s’affaire. Les mots reviennent de je ne sais où. Leur voyage n’est pas terminé, ils errent encore çà et là, à moi de les guider sur le chemin pour aller jusqu’à vous. J’ai l’aide des ancêtres, des âmes qui doivent parler, je me tais, les écoute. Mon pouce encore douloureux de la glissade mal rattrapée le jour du départ, à Noël, me rappelle pourquoi j’y allais, pourquoi je ne voulais pas, pourquoi je me suis retenue au montant de bois de ma chère maison, pourquoi j’ai toujours mal de ces moments de crainte et d’hésitation. L’émotion monte lentement, une boule dans la gorge, le souffle plus profond, il me faut ressentir, interroger ces sensations douces et puissantes qui montent en moi.

Les questions se faisaient multiples, assaillaient mon esprit et bataillaient ferme avec les contingences du quotidien - ne rien oublier, dialoguer avec les enfants ou mon frère si attentionné, fermer la maison ou du moins lui laisser les clefs, quitter le cocon des jours de vie et de deuil, pour quelques jours qui seraient sûrement difficiles, joyeux peut-être par moments, mais douloureux sûrement, tant l’attente de partage d’émotion était ancienne déjà. Je n’ai pas su alors comprendre ou écouter les signes de mon désarroi, la crainte de ce que j’allais vivre comme une raison de me concentrer, l’espoir de m’être trompée comme une motivation à me calmer, redescendre, écouter. Ensuite, le voyage, avec le triste arrêt auprès de M. souffrant dans son lit d’hôpital, qui ne serait finalement pas son dernier, ouf, la vaillance de cette femme ne cessera jamais.

De posts en commentaires – Abdulaye Sané berce âme et pensées, ref. à Etugen, lire encore, lire toujours, merci Margot Bonvallet, Jen Hendrycks ou Pascal Didier – j’ai dérivé quelques minutes vers Joy Sorman et retrouvé trace de cette rencontre de 2021 où elle avait présenté « à la folie », ce récit sur l'internement en HP. Le lien avec le petit livre dédicacé à P. retrouvé parmi ses archives (photos, écrits, objets du quotidien, etc.) me tire doucement vers ce qui va vraisemblablement être mon prochain « chantier » : démêler l’amas de fils enchevêtrés qu’est ce carton ramené de l'hiver où il s'empoussiérait depuis tant d'années, détailler tous ces faisceaux d’indices et de traces d’une vie insoupçonnée, dérouler le fil des tissus mélangés pour reconstituer le parcours et les cheminements de cette femme au passé méconnu, entendre sa voix éteinte depuis bientôt cinq ans, lui rendre hommage, si faire se peut.

jeudi 2 février 2023

Au matin dans le calme de la maison vide


1.02.2023 – page de cahier 21x29.7 rayures Seyes - avec le plume Waterman trouvé dans les affaires délaissées de P.

 Au matin dans le calme de la maison vide – père et fils aîné partis avant le jour, le cadet dort encore ou débute son mercredi bien au chaud entre couette et manga - lire les dernières pages du journal d’installation de Françoise R., doux mots d’arrivée dans sa nouvelle vie, un village inconnu, des gens à apprendre. Pas eu le courage d’en savoir plus du monde, une heure déjà que je suis éveillée, voire un peu plus si je compte les minutes d’aller-retours entre bribes de rêves et conscience d’être ici. Une épopée entre souvenirs défraîchis et traces tangibles du passé, des livres très poussiéreux, des gens incompris – incompréhensibles ? – des lieux connus et d’autres fraîchement découverts, je ne sais plus. Cette impression diffuse depuis plusieurs mois que rien ne sert de se rappeler au réveil, encore moins de noter, ce qui a peuplé la nuit, est remonté à la surface de ma conscience, a surgi pour m’apprendre quelque chose, me révéler un secret ou me donner la clef de toutes les portes que je trouve fermées en journée (l’écriture, les gens, encore, la raison d’être ou l’envie d’avancer – vers quoi ?).

Un papier publicitaire, plié comme en début d’origami, tombe du fauteuil où je tente de trouver une position confortable pour écrire tout ceci (accoudoir trop serrés, ou est-ce moi qui prends plus de place, ai-je grossi à ce point ?). La vision de la page bientôt recouverte de mes gribouillis, la notion du temps qui passe et efface les velléités de devenir écrivaine (autrefois je pensais avoir toujours la même énergie, aujourd’hui je vois qu’elle s’est transformée en maturité, mais les mots murmurés et les histoires inventées en mon for intérieur ont bel et bien disparu).

 Le jour s’est levé, mon enfant dort encore, et je regarde la feuille qui va bientôt rejoindre les dizaines d’autres, patientes et inutiles, dans les boîtes les tiroirs les malles de ma vie. Comme le ciel en perpétuel changement (aujourd’hui en cavalcade grise entre les arbres et les toits voisins), mon esprit va et vient entre espoir, certitudes et doutes, bientôt renoncement ? Je ne sais plus si, de continuer, de tenter d’achever au moins un texte, de persévérer dans d’autres directions ou de commencer une nouvelle aventure, laquelle est la meilleure option à prendre ? Voilà que je parle comme un·e stratège, un·e régatièr·e ou un·e business-wo·man, quelle horreur. Quid des ressentis, des invitations impérieuses et des signes de l’univers ? Le doute, toujours cet affreux doute, couplé à la honteuse lenteur à triturer mes pensées, à envisager de me lancer dans le vaste chantier d’un texte et un seul (La Trinité disparue, Chemin d’écriture, L’un d’entre nous, La maison du n° 17, etc. ?) pour enfin l’écrire entièrement, le peaufiner, le lécher jusqu’à avoir la langue toute sèche et le palais idem, ne plus sentir ni doigts ni neurones transmettre l’influx magique, savoir qu’il est prêt à garnir les tables de libraires et se laisser savourer - ou dénigrer - par un lectorat inconnu ou familier.

Les moineaux ont repris leurs éternels bavardages dans la haie le long de la terrasse, je les distingue nettement à leur babil un brin strident, sans pouvoir les regarder réellement dans les ramures enchevêtrées qui ont cessé d’onduler dans le vent. C’est étrange, je leur porte attention et ils s’arrêtent de piailler, le ciel lui continue son charroi de nuages gris blanc effilochés, si je reprends le flux du stylo eux aussi se remettent à discuter. Le téléphone me fait signe, un message tendre et quelques notifications que je prendrai le temps de consulter plus tard, heureuse que je suis d’écouter cette voix intérieure et surtout d’avoir le temps et le calme nécessaires pour lui donner vie de papier. Peut-être inutile encore, cette séance d’écriture, bien qu’inconfortable et comme volée au temps, m’apaise et pour tout dire me soulage de l’impression désagréable de n’avoir rien créé, pas avancé d’un iota, depuis bien longtemps. Si je reprends le fil des agendas et des documents enregistrés, je sais bien que je trouverai des dates proches, à une dizaine de jours max., mais toujours ce sentiment d’incomplétude et d’inachevé me harcèle. Comme une pathologie dont aucune médecine ne pourrait me guérir, je crois entendre plusieurs voix me houspiller : « de l’exercice que diable, ne te laisse pas aller ! »… et c’est vrai que l’acte lui-même, là, maintenant, est une preuve de cette capacité que je ne dois pas renier, de cette force qui m’habite, dont je ne dois pas avoir peur, de ce désir de raconter qui saura bien un jour être plus fort que mes réserves à le laisser s’exprimer enfin.

Donc, au boulot, sans fléchir… retourne à l’ordinateur !

 Hasta luego, mi amor !

***

 La création, ce truc étrange qui fait sortir de l’ombre d’une longue nuit de ressentis, d’oublis ou d’ignorance, les évidences et les récits qui la peuplaient en se cachant, la possibilité d’un ailleurs, d’un autrement, d’autres gens qui sans moi ne verront pas le jour, resteront tapis bien profond mais ne cesseront de creuser ronger abimer mes entrailles, pensant ainsi pouvoir sortir à la lumière et dire au monde leur réalité. Plutôt que les laisser me gangréner de l’intérieur, je dois me pencher sur le gouffre où ils sont reclus, leur tendre une main secourable, les hisser à la force de mon esprit vers le haut de ce puits sans fond qu’est mon cerveau légèrement corrodé par les années d’errances inactives ou tavelé des coups et blessures de la vie – pour leur offrir naissance.