vendredi 31 octobre 2008

en passant près de l'église

hier, essayant de renouer mon foulard, fermer ma veste et trouver les poches qui accueilleraient mes mains glacées pour le temps où elles ne me serviraient à rien, j'ai aperçu l'objet de mes craintes enfantines qui descendait vers le port sur le même trottoir que moi, nous allions très bientôt nous croiser...

Que faire ? rechercher mes clés dans les tréfonds de mon sac de fille, entamer une conversation factice sur mon portable, traverser la rue vers la supérette comme si j'avais soudain une course importante à faire ???

Non, tout simplement affronter le monstre, me suis-je dit bravement ... Après tout, ce n'est qu'une vieille qui va chercher ses médicaments ou du lait pour ses chats avant que le soleil ne se couche, regarde comme elle a l'air transi, et puis si ça se trouve elle ne t'a même pas reconnue, alors ...

- Bonjour Madame", l'ai-je d'abord abordée, puis, me sentant subitement redevable... "Vous vous souvenez, je passais mes vacances d'été chez ma grand-mère, quand j'étais petite ... au bout du chemin vers la Poste, derrière chez vous, vous voyez ?...

- Bien sûr que je me rappelle, comment allez-vous ?

- Comme toujours, à courir après le temps, et vous ?

- Ah, ben c'est qu'on se fait vieux, comme tout le monde, vous savez... Et vos enfants, comment ça va ?

Là, je suis restée scotchée. ça fait pourtant seize ans que j'ai accouché pour la première fois, donc j'aurai dû me souvenir qu'on s'était bien revues depuis mes jeunes années, mais bon, voilà, elle n'avait pas perdue de vue que je m'étais installée dans le coin, que j'étais maman et me jetait ça en guise d'apéro à une conversation qu'elle espérait sûrement longue et variée.

- Eh, justement, je viens de fêter l'anniversaire de mon grand hier, et les quatre-vingt seize de ma grand-mère aujourd'hui, vous voyez !!!

- Ah ben dites donc, et comment elle va, Madame votre grand-mère ?

Là, je me suis sentie comme engluée dans du charterton, c'était désagréable mais tout de même un peu réconfortant, de voir qu'elle suivait... j'ai mentalement refait le chemin en marche arrière et me suis rendue compte qu'elle devait avoir à peine dix ans de moins que Mamie, donc une once de respect s'est ajoutée à ma considération pour cette silhouette grise et bleue marine qui se recroquevillait sous sa blouse passée.

- Pas trop mal, elle est encore chez elle, toute seule, mon oncle lui rend visite tous les jours, ça va... C'est juste qu'elle ne peut plus lire ni coudre, ses yeux baissent beaucoup...

- Ah, ça doit lui manquer, elle qui était toujours si coquette...

Là, j'ai eu le sentiment d'avoir pris un seau de superglu sur la tête ! Comment pouvait-elle savoir que ma grand-mère ne s'était jamais acheté un vêtement en prêt-à-porter et avait toujours dessiné, conçu et produit les habits de tous les membres de sa famille depuis son mariage, puisqu'elle n'avait plus habité là après ?

- Ah oui, vous vous souvenez, mais dîtes donc, ça fait pourtant longtemps qu'elle a quitté le bourg, elle vit à l'autre bout de la région depuis bien longtemps, vous savez ?

- Bien sûr, je me souviens bien, j'étais pas encore à la retraite, quand elle est partie !

Là, je me suis dit qu'il n'y avait pas que les épissures sur les cordages des bateaux de course qui sont finies au greytape, moi aussi je venais de me faire saucissonner bien serré !!! Mes premiers souvenirs d'elle remontaient aux années 70, je détalais dans le chemin creux dès que j'apercevais sa silhouette ou celle plus terrible encore de sa vieille mère... Ma cousine et moi, on les croyait sorcières, ma grand-mère les disait ignares, ma mère m'avait conseillé de ne pas leur manquer de respect car elle avait l'appréhension de leur réaction, deux vieilles qui ne voient jamais d'enfant, c'est peut-être dangereux...

- Ah bon, et vous faisiez quel métier, avant ?

- J'étais petite main en atelier de couture, j'ai travaillé chez Chanel, et puis chez d'autres, pendant 55 ans en tout ...

Bon, c'était le coup de massue final, j'ai maudit un instant ma cousine qui m'avait fait pisser de rire un jour où on avait cru malin de sonner à la grille de leur courette pour les embêter et que la pauvre vieille s'était étalée de tout son long dans le chemin en essayant de nous rattraper !!

- J'ai eu une médaille du travail, vous savez... Mais je vous retiens, là, vous devez avoir à faire...

- Non non, enfin oui, mais, ... vous devez avoir plein de souvenirs, j'aime beaucoup écouter les anciens raconter les temps d'avant...

Là, mes espoirs de reprendre le fil de mon projet de biographe public m'ont assaillie en bloc, j'ai revu mentalement toutes les pages du dossier que je n'ai jamais eu le courage de présenter à la mairie du village ... pour finalement juste prendre le temps de lui dire que je passerai la voir un de ces jours. C'est alors qu'elle m'a donné le coup final :

- Oh oui, passez quand vous voulez, je ne vois personne, vous savez, mes enfants sont loin, ils ne viennent qu'à Noël, et puis si ça vous fait plaisir...

Alors on s'est claqué des bises affectueuses, j'ai fini la journée avec, sur ma joue gauche, une trace de mauvais rouge à lèvre et le souvenir aigre-doux d'un visage satiné à la poudre de riz .