Marie-Rose, Maria, Louise, Maman
Mères, grand-mères, aïeules
aujourd'hui 30 mai, votre, notre « fête »…
Quelle émotion à vous sentir si proches, là, dans
mon cœur, et si lointaines aussi, là-bas, où tout n’est que lumière… Maman
encore ici présente, que je peux toucher, embrasser, entendre encore et voir
sourire surtout, quel bonheur inégalable !
Voir sourire sa maman, c’est une éclosion de muguet
au début d’un mai frileux, c’est une explosion de jonquilles dans le sous-bois
qui s’éveille, c’est un embrasement de pivoines au détour d’un jardin
abandonné, c’est une pluie de feuilles d’automne dans la cour du lycée où on se
perd un soir d’octobre, c’est la dernière rose de l’année veillant sur novembre
embrumé, c’est une myriade de papillons aux creux des hellébores d’hiver, c'est un éclair de mimosa aux confins de janvier. Alors
que rien ne prévoyait le redoux, on a vu surgir le velouté de leurs couleurs éclatantes, et le ciel s’est ouvert pour faire place ample à nos plus humbles
souhaits de douceur.
Mes Maman, Mamie, Grand-Mamies… Nous sommes du même
sang, du même flux d’amour et d’énergie, semblables dans nos pensées,
identiques amours. Nous semons l’espoir, la vie contre toutes les vilenies, l’en-joie
d’un lointain prometteur, la liesse de nos cœurs à jamais unis.
À cet instant, je vous sens proches de cette petite
chambre bâtie de l’amour d’un homme, de la foi transmise par nos familles en un
destin commun, de la beauté des gestes maintenant inscrits dans les veines du
bois qui forme notre logis. Étrange sentiment d’accomplir un vieux rêve, une
résolution ancienne qui aurait traversé le siècle et prendrait maintenant la
plus belle forme, sous mon stylo et à travers l’influx nerveux qui traverse nos
esprits, âmes, muscles et peau, pour toucher ici au plus tendre des
aboutissements : enfanter.
Je suis fière d’avoir mené jusqu’à aujourd’hui la
barque instable du souvenir, heureuse d’avoir réussi ce qui semble être ma
raison de présence ici. Je sens le souffle profond des femmes de ma famille,
caractères aguerris aux félonies diverses, des hommes ou du destin, qu’elles
ont dû affronter au long des décennies.
Il y a tout juste un siècle, Louise se prépare aux
épreuves du Brevet d’Études, sésame d’une existence qui se distinguera des vies
rurales ou domestiques auxquelles sont habituellement vouées les filles de son
entourage. Elle étudie vaillamment, brave enfant d’une dizaine d’années dont le
frère est déjà le héros de la petite fratrie, le souvenir du doux visage de son
père trop tôt disparu, la promesse d’un avenir radieux garni d’honneurs, de
beaux voyages et de réussite. Elle sait bien qu’il lui faudra vaincre timidité
et angoisse, se détacher de l’amertume et des tristesses infinies de sa mère pour
tenter de s’embarquer sur le vaisseau du monde qui vibre et brille à quelques
brasses de la rive. Elle sait déjà, petite fille fluette née quelques semaines
trop tard pour connaître le doux sourire et les mains agiles de son père, qu’il
lui faudra sourire deux fois plus, cligner des yeux pour en chasser les larmes
et faire face à la lumière trop crue du monde hostile, ou bien ombrer son
regard de mystère pour ne point en laisser paraître les émois ou les craintes.
Cent ans plus tard, il m’est donné de raconter
cela, les rires et les incertitudes, les ombres et les volutes d’une vie de
trinitaine qui ne le fut qu’à peine.
La peine, justement, qu’en dire ? Ou plutôt,
parlons-en !
Tu me fais de la peine, c’était pas la peine, ça n’en
vaut pas la peine. Et le plus beau : toute peine mérite salaire. Qui a
payé pour toute la peine endurée par ces peines multiples, innombrables,
infinies ? Quelle est la valeur de ces heures de disgrâce, de honte ou de
mépris, qui ont causé dans le cœur de ces femmes, de ces mères, toutes les
peines du monde ? J’ai de la peine, j’en veux à peine, juste une lichette,
trois fois rien, une chimère, un soupçon, que ferais-je de plus, ce serait trop…
Et aussi, une peine comme une sentence, c’est bien fait, mérité, le jugement
est prononcé, c’est une lourde ou juste peine, mais toujours sans sursis.
En tout cas le fardeau est toujours aussi lourd aux
épaules des femmes, des mères ou des plus vieilles. Alors que fêter demain,
comme en chaque dernier dimanche de mai depuis qu’un Maréchal (l’était-il déjà ?)
a décidé d’honorer les nourrices de la nation, les matrices de l’ordre
tranquille, les louves allaitantes de l’harmonie nationale ?
Je sais des mères exsangues quand d’autres ont l’opulence,
je vois des mamans chastes quand d’autres sont putains, en tout lieu elles sont
belles, malgré le sang versé, les hontes ravalées et l’injustice bue.
Je vois des pères aussi, derrière chacune d’elles,
qui pour les faire briller, ahaner ou sourire, ont eu, au moins une fois, en
eux l’étincelle de la vie.
Quand une femme est fêtée pour sa maternité
Quand une femme est bafouée d’avoir enfanté
Quand une femme est reniée d’une faute à expier
Quand une mère contre tous embrasse et hisse et
pousse
Quand une fille allaite, étreint et rit et jouit
L’humanité entière s’élève en une danse ailée.
Ce jour Marie-Rose, Maria, Louise, Maman, vous êtes
là dans mon cœur, nos âmes vibrent ensemble, vous m’avez amenée jusqu’aujourd’hui
pour me souvenir de vous, vous aimer enfin pour celle que vous étiez, celle que
demain grâce à vous je serai.
*
Il y a quelques jours, j’ai décroché le
tableau-portrait d’une aïeule Le Rouzic (Maria ? Marie-Rose ?) de sa
place vigilante au-dessus du lave-linge, pour le dépoussiérer et l’ajouter
bravement à l’album des photos qui m’ont accompagnée, soulevée vers le
meilleur, durant ces deux années de travail et de recherches sur des vies
de Trinitaines à travers le siècle.
Depuis cinq ou six ans, elle veillait sur les
innombrables sessions de travaux domestiques, les gestes immémoriaux du trier-laver-ranger
si longtemps dévolus aux mères. À chaque lessive elle m’a rappelé combien sont
importantes continuité et résilience. Ne pas lâcher ses rêves, même en versant un
détergent ou en portant le linge mouillé vers le séchoir. Ne pas oublier de
donner à ses pensées la force qui les fera jaillir entre deux passages de fer,
ne rien céder aux exigences et obligations soi-disant maternelles, transformer
le statut de mère en une œuvre essentielle, certes, mais sur un temps dédié,
avec promesse de temps libre à venir pour créer autrement.
Et puis ces jours derniers, le tableau remis en
lumière et en bonne place dans ma « pièce à moi » (Virginia Woolf, je
t’aime), mon récit est passé d’ordinateurs en écran et papier pour toucher ceux
et celles qui peut-être demain donneront vie à mes mots, à l’histoire de Maria.
Je suis bluffée
Alléluia
Ps : Nora Morgendorffer j'ai aussi pensé à toi, fleur d'amour parmi les fleurs