Mamie,
Çà
y est, il paraît que c'est le moment, Maman vient de m'appeler, elle t'a
trouvée à terre, essayant d'agripper un appui, de trouver un moyen de te
relever, encore une fois, pour reprendre force et courage et continuer encore
un peu le chemin...
mais
cette fois j'ai senti comme un courant d'air légèrement plus glacé, comme un
souffle qui passe pour ne plus jamais revenir, l'air s'est fait plus épais, je
ne vais peut-être pas avoir le temps de te dire au revoir.
Depuis
des années déjà, tu nous dis que rien n'a d'importance ici-bas, depuis
plusieurs décennies j'entends ta rengaine à chaque départ d'un plus jeune que
toi, aimé ou inconnu : "mais que fait le Bon Dieu, pourquoi il ne me prend
pas moi, ma vieille peau n'est donc pas aussi savoureuse ?!"…
Tu
me diras, c'est pas dur, tout le monde est plus jeune que toi, et puis personne
n'a eu autant d'occasions que toi de s'endurcir, de tromper la faucheuse, de
lui rire au nez et de prendre les chemins de traverse pour lui échapper...
Naître
en octobre 1912 dans une petite commune du littoral breton, c'était déjà faire
preuve d'un grand courage et d'un profond sens de la compétition pour le
bonheur : la maison où tu as vu le jour n'avait pas encore l'eau courante et
encore moins l'électricité, ta maman portait le deuil de son mari depuis peu,
ton frère aîné eut priorité pour étudier, voyager, s'émanciper... Comme tant de
filles entre les deux guerres, tu as donné sans rechigner ton enfance, ta
jeunesse, tes plus belles années, pour aider ta mère à tenir sa maison et son
commerce.
Puis,
quand enfin tu as pu trouver le bonheur avec Papy Charles, l'affreuse mécanique
de la guerre a bien failli te priver du joli destin auquel tu avais droit.
Plusieurs années de séparation, de privations et d'angoisse quotidienne ont
continué à forger ton sacré caractère : tu n'as jamais démérité, jamais
abandonné la partie, toujours tu as fait front, vaillante petite femme
protégeant ses enfants, ayant foi en l'avenir, en l'amour qui finirait bien par
vaincre toutes ces tragédies.
Puis,
traversant la France transformée en capharnaüm pour rejoindre ton mari, tu as
quitté ton village, ton pays, pour construire au Maroc une nouvelle vie :
là-bas, tu as trouvé le soleil, la joie de vivre sans souci avec les amis et la
famille élargie, les beautés du monde arabe et l'allégresse de voir grandir tes
enfants en paix et de pouvoir leur offrir les études qui t'avaient tant manqué.
Les
épreuves n'ont pourtant pas cessé çà et là de t'importuner, la santé fragile de
ta petite fille, le déchirement de quitter ce pays magique pour revenir à ta
Bretagne natale... Mais toujours tu as fait face, ta bravoure et ta gaieté ont
toujours fasciné toutes les personnes qui t'ont côtoyée.
Avec
Papy Charles, vous avez su reconstruire à Concarneau une belle situation, vivre
des années tranquilles, de labeur puis de retraite paisible malgré les aléas de
santé des uns et des autres autour de toi.
Tu
as connu les joies de voir tes enfants fonder chacun une belle famille, à
chaque vacance scolaire tu t'es régalée à accueillir et choyer tes petits-fils
et petites-filles, leur apportant l'amour et la joie de vivre, mais aussi le
respect de valeurs humaines essentielles : le goût de l'effort et du travail
bien fait, l'importance de l'autonomie en toute action.
Tu
as ensuite traversé d'autres années sombres avec la maladie de Gaëlle, puis le
rapide déclin de Papy qui t'ont tour à tour livrée à l'absence, bien trop vite.
Tu
as pourtant vaillamment gardé ton indépendance, nous impressionnant à chaque
visite par ton autonomie, ta volonté intacte de tout faire seule, malgré les
faiblesses dues à l'âge.
Très
entourée par tes enfants et tes petits-enfants, tu as pu passer encore de
nombreuses années chez toi, dans cette maison où nous avons tous de si bons
souvenirs de vacances ensoleillées et de joyeux repas de famille.
Puis
tes arrière-petits-enfants t'ont à leur tour apporté quelques rayons de soleil.
Ton regard amusé et toujours pétillant devant chacun de ces jeunes (de trois
quarts de siècles de moins que toi) m'a toujours émerveillée : tu m'as appris
qu'en toute chose, en tout moment, la vie est belle si on y met du sien, si on
sait reconnaître la chance d'être là plutôt qu'ailleurs, si on espère que
demain sera plus beau grâce à l'amour et la confiance.
Ces
dernières années, tu as lâché prise, tu n'es plus bien présente en pensée, tes
paroles n'expriment plus grand sens mais tu es toujours aussi magnifique, petit
bout de femme vaillante malgré ta fragilité grandissante, mon exemple préféré
de ténacité et d'optimisme.
Je
t'aime, Mamie, tu vas terriblement me manquer.