vendredi 3 juillet 2015

Adieu Petit Prince

en 1990, quand tu es arrivé dans mon village, démarche tranquille et sourire aux lèvres, ma vie a pris une couleur différente.
ça faisait déjà quelques mois que ma trajectoire fléchissait, du grand bond en avant vers un avenir radieux après quelques années d'études, j'étais déjà entrain de bifurquer vers un petit chemin de bord de mer bien sinueux, mais ô combien plus attirant que la vie rêvée par mes parents et grands-parents...
tout autour de moi sentait l'air du large, j'avais osé et réussi à me départir des convenances familiales et sociales pour voguer au gré du courant trinitain, un coup au rade, un autre en mer... jamais seule, jamais fatiguée, toujours souriante et pêchue...
et rigolant...
et aimant ça.

et puis tu es arrivé, avec ton regard d'enfant rêveur, ton visage de beau gosse nature, tes gestes de mec sûr de sa force, de sa place, de son chemin à faire, en mer comme à terre. en mer plus qu'à terre.
pieds nus à toute heure, en short une grande partie de l'année, les mains encore caleuses de la dernière traversée, les cheveux blanchis par le sel et le soleil.

avec toi il y avait tes potes, ton équipe... tu as toujours été entouré de gens formidables, passionnants autant que passionnés, éperdument amoureux de l'océan, de la vitesse, de sensations hors du commun.
j'ai aimé ta façon de les étonner, de les pousser à agir, à gamberger, à se transcender comme dit ton frangin.
tu as dessiné des plans avec les archis, tu as montré aux ouvriers du chantier comment coller ensemble résine et contreplaques, tu as tourné des pièces en titane à ton idée, tu as expliqué au voilier comment dessiner et couper tes prochaines voiles, puis tu as embarqué chacun et chacune sur ton bateau fraîchement mis à l'eau, et vogue en baie, en océan, entre les continents...

j'ai aimé cette tranquille assurance, ce joyeux air de savoir que rien n'a d'importance, ce farouche besoin d'aller en mer, sur un engin magnifique, fruit de tant d'heures de réflexion, de partage, d'énergies mises en commun... 

tu nous as transmis l'amour des belles créations, le respect de la nature et de soi-même, sans te départir de ton éternel sourire, de ton regard attentif et profondément humain.

quand on traversait du Trého à la Teignouse avec toi, on mettait rarement plus de temps que pour aller du pont de Kerisper aux Chandelles et encore moins que pour en revenir...

quand on fêtait un anniversaire - ou rien du tout d'ailleurs - il y avait toujours des paillettes dans tous les yeux, des ronds-points à l'envers et parfois même une pelleteuse, une boîte aux lettres en vadrouille ou une voiture flottante...

les jours d'avant départ de course, quand tout le monde s'agite sur les pontons, s'endort tard en des endroits aussi improbables qu'un container, une niche sous les remparts ou derrière une passerelle de ponton, tu restais frais et solide, tellement heureux d'aller vivre en mer ta passion de glisser le plus vite possible sur l'écume, d'égaler les dauphins à la course, de surfer sur les vagues du plaisir.

cette année-là tu n'as pas gagné la course, en gentleman tu as cédé la première place à la Fiancée de l'Atlantique qui avait chèrement mérité sa consécration... elle aussi féérique amoureuse de la mer, championne du croquage de vie puissance mille, audacieuse marin épaulée de mecs fantastiques...

et puis la vie m'a entraînée vers d'autres rivages.
une dizaine d'années après, nos chemins se sont à nouveau croisés, nous étions devenus des parents, chacun à sa façon enrichi de découvertes, de rencontres, de voyages, de succès ou d'échecs...
mes enfants ont partagé les mêmes bancs d'école que ceux de ta compagne, les mêmes bords de mer, la même douceur de vivre... les miens sont revenus plus d'une fois avec des étoiles plein les yeux d'une virée dans votre belle propriété aux animaux étonnants pour un jardin trinitain...
tout était serein à votre contact, la vie semblait si simple et douce pour votre famille, les aléas du quotidien m'ont toujours paru vous épargner la lourdeur d'une routine pourtant universelle...

et puis vous êtes partis pour votre beau voyage familial. nous avons regardé Jambo quitter le port avec des sentiments mêlés de tristesse, d'admiration et de respect, voilà un homme et une femme qui osent, qui savent larguer les amarres et assumer pleinement leur choix d'une vie différente, meilleure pour eux et leurs enfants...

nous avons suivi votre périple le long des côtes brésiliennes, chiliennes, dans les eaux froides puis chaudes du Pacifique...
lors de vos retours en métropole nous avons savouré les trop courts instants en votre compagnie, les enfants se retrouvaient, les copines et les copains reprenaient leurs droits à la rigolade, aux bonnes soirées, aux heures délicieuses de l'amitié.

et puis voilà, l'autre matin en allant bosser j'entends que tu n'es pas remonté. la mer t'a gardé. un monde bascule. tout éclate en morceaux. ces vingt-cinq ans passés à construire, à aimer, à donner la vie, à regarder grandir, à douter, à chercher, à refaire, à essayer, à réussir parfois, tout est remis en question par ces quelques mots : Laurent n'est pas rentré de plongée.
en quelques minutes, tout remonte, les souvenirs et les incertitudes, les espoirs et les déceptions, les tentations et les renoncements.

les belles choses accomplies sont là aussi, pour me prouver que chaque parcours peut être considéré comme heureux si on le veut bien...
mais ton brusque départ ravive un sentiment désagréable d'inachevé, d'incomplétude.
et la tristesse de ne pouvoir te dire la place que tu as eue dans mon existence.
et la méchante boule qui bloque ma gorge en pensant à Caroline, Lou, Basile, Justine et Jules livrés à ton absence.

mais aussi le respect pour Yvan, ton frère aimant, si fier de toi et soudain si malheureux.

Merde ! Laurent, pourquoi t'as choqué ?

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