Georgia O'Keefe - Blue n°4, 1916Qu’ils se démerdent
J’arrête de dire faire penser pour eux
Les épluchures les draps sales les lampes allumées
hors nuit les cadavres de bouteilles les casseroles poisseuses les chiottes à
récurer je les leur laisse
Sans plaisir car ça me coûte quand même, j’aurais bien
pris l’éponge le balai la pelle et mes forces tout entières tendues vers un
meilleur plus brillant moins triste ou moins chiant mais non pour une fois
qu’ils se débrouillent avec tout ce qui m’a empêchée.
Basta je pense à moi mes envies mes doutes mes peurs
je vais les repousser mes rêves je vais les caresser ma peau je vais la sauver.
Pas qu’elle était vraiment en danger ils me l’ont bien
dit depuis des années j’étais plutôt favorisée belle maison chouettes enfants
nice people tout autour et cette région chérie elle est si vaste et pleine de
lumière et on pourrait faire un pique-nique dimanche après la matinée de ménage
qu’en dis-tu ou un tour à la plage après la sieste du petit et tu me feras bien
un câlin pendant que les grands révisent leur leçon et pourquoi on irait pas en
montagne l’hiver prochain tu sais on pourrait louer un gîte en bas des pistes
j’ai toujours aimé skier petit on y allait tous les ans maman nous tricotait des
passe-montagnes qu’est-ce que ça grattait dans le cou heureusement maintenant y
a Decat’ on peut s’habiller chaud pour pas cher.
Dans la Medina de Marrakech j’ai vu les enfants les
mains crevassées j’ai vu les porteurs de peaux à tanner j’ai vu les fatmas les
pieds abîmés j’ai vu les montagnes de chaussures cirées.
Oh maman dis on retournera dans l’hôtel avec piscines
intérieure extérieure ? Tu sais où papa a dit servez-vous c’est tout
compris reprends un croissant ma chérie tu as vu ces fruits ici c’est vraiment
le paradis.
Quand on est repartis Mamie qui savait Mamie qui a
tout fait même pipi au lit quand elle était petite Mamie qui a grandi pas très
loin d’ici elle a reconnu l’endroit « sent mauvais » elle a dit c’est comme ça
qu’on l’appelait quand on passait là avec mes frères j’avais dix ans c’était
une route sous le ciel doré lumière de fin de journée on va rentrer on fait une
dernière virée là où personne ne va pas les touristes en tout cas : là plus de
palmiers ni de serveur empressé il n’y a que des collines d’immondices immenses
une nuée d’oiseaux qui tournoient au-dessus à perte de vue cette zone de
déchets lentement transforme décompose opère le long processus du tri des
rebuts de nos existences de plastique.
Et puis le silence, enfin la beauté pure offerte à qui
sait l’entendre. La joie simple d’être là. Entière. Posée. Écoutant la lumière,
la chanson qu’elle fait quand on regarde bien. Ça voyage en soi, les yeux dans
le vague. Ça dit les mystères, y a qu’à se pencher, doucement observer. Ça
souffle une manière de se retrouver, ça dit les misères d’une autre façon, ça
enchante le monde, ou bien ça l’efface.
J’aime bien quand tout disparaît, l’école les autres
la couleur du papier peint les sons de la maison l’odeur de mes mains après le
ménage. J’aime bien juste glisser un doigt entre les plis du drap ou sucer une
tige de trèfle ou laisser le soleil se poser sur ma joue. Et oublier le reste.
Flotter dans l’ailleurs. Bercer des pensées bizarres. On serait dans une ville
toute ronde, les rues les maisons les meubles tout serait ondulé on se
cognerait plus aux angles aux arêtes on irait tranquilles de plages en prairies
on rirait tout le temps hiver comme été.
Ou alors on bâtirait un village et on mettrait dedans
tous les gens qu’on aime et celles-ceux qui leur manquent : parent·es ami·es
enfants perdu·es on les retrouverait toutes et tous ce serait chouette de les
voir arriver par la grand-route tout le monde sourirait y aurait une belle fête
des tables dressées par toutes leurs mains leurs cœurs apaisés leurs esprits
sauvés des années de guerre des histoires sordides qui n’existeront plus que
dans les cimetières où tout le mal serait enterré.
Ou bien on irait fabriquer des trucs qui servent
vraiment au bonheur des gens : instruments de musique et de paroles, lits pour
dormir loin, tables à mieux manger, fournils à brioches et pains de mie dorés,
carrioles de papier pour écrivain·e pressé·e, hôtel à oiseaux, phares et
balises pour arrêter d’errer, maisons pour enfants qui ont peur la nuit et
surtout on inventerait l’outil magique de l’oubli des larmes, qui sauverait des
drames des histoires malsaines et des idées tristes.
©Gwenn Abgrall-Servettaz