N’ont que ça à faire, nous donner à croire que le monde est beau, facile, là, à portée de nos doigts fatigués, de nos mains fripées de trop d’étreintes, de nos membres raidis de toute cette attente vaine.
N’ont que ça en tête, nous faire penser que la lumière dorée de la ville qui se reflète dans le ciel bas et noir est le reflet de la magnifique réalité, la sublime merveille qu’il nous est donné de toucher si seulement nous nous en donnons la peine, si juste nous osons.
Mais nous n’oserons jamais, et ils le savent bien, c’est pour ça qu’eux peuvent jouer de nos chimères et laver leur conscience en des jeux illusoires de lumière et de cendres.
Nous sommes l’armée de l’ombre, soldats de plomb englués au réel de nos matins froids, de nos journées glauques, de nos soirées mortelles où nous croyons échapper à notre sort miteux en buvant jusqu’à la lie le fiel de leurs vies confortables.
Leur aumône nous avilit, leur tiédeur fausse nos vies, leur pitié nous assomme.
Ils nous donnent à voir des montagnes de biens, des tombereaux de pouvoir, des fleuves de plaisir… mais toucher, ne serait-ce qu’humer, ça ils se le gardent, bien jalousement, ne laissent que des bribes de sons et d’images parvenir jusqu’à nos âmes affamées, jusqu’en nos cœurs déjà maintes fois brisés.
Les lambeaux de leur jouissance frémiront parfois encore jusqu’à nous, assoupis par la faim, endormis dans le désespoir.
Leur faiblesse est dans le souvenir d’un homme qui jadis leur apprit le partage et l’amour, qu’ils s’empressèrent de bafouer de génération en génération, d’aïeul en petit-fils et à travers les siècles.
Maintenant, ils ont exorcisé ces siècles de croyance, d’obscurantisme et de frayeurs pour les remplacer par d’autres divinités, des totems en plastique et des poupées en celluloïd.
Ce soir en rentrant d’un bon dîner, à travers la campagne détrempée des pluies d’hiver.
Le ciel est jaune orange de trop de froidure et d’humidité mélangées, j’ai le cœur à l’envers de trop de bien-être indécent quand je pense à ceux qui n’ont rien, assis à même le bitume froid et noir de nos villes, alors que les chaumières vides ne demanderaient qu’à faire renaître leur âtre dans ces yeux larmoyants.
Une grande tristesse s’empare de mon cœur, un malaise de privilégiée, une larme de trop plein vient s’écraser entre mes cils de femme occidentale.
N’ont que ça à nous faire croire :
- que la vie est facile – belle
- que le monde est tranquille
- que les hommes sont bons et égaux.
Alors que chacun sait bien au fond de lui comme du bout des lèvres que rien n’est acquis, que tout est dur et que la vie est âpre comme la piquette du grand-père.
Mais aussi qu’elle vaut la peine, pour les petits plaisirs comme pour les grands moments de solitude ou de souffrance, pour l’amour et la gloire, pour la tristesse et le désespoir.
Que nos enfants nous pardonnent cet égarement qui a pu parfois nous porter à penser qu’ils feront mieux que nous, qu’ils rattraperont nos fautes et sauveront nos âmes de vils pêcheurs.
Nous sommes maudits, pauvres terriens en mal d’une île déserte où s’abandonner enfin, pauvres marins qui cherchons depuis l’instant de notre naissance à retrouver le confort de notre mère créatrice, mare nostrum.
Nous sommes aussi bénis, mais ne le savons pas – ou pas assez – nous qui chaque jour pouvons contempler le même astre à son lever, le même ciel où vont les oiseaux, les mêmes étoiles qui nous contemplent depuis leurs années lumière de distance.
Nous nous croyons élus, nous ne sommes que choisis, par qui et pour quoi, un jour, l’ultime, nous le saurons peut-être.
En attendant, croire, faire croire, vivre et survivre, pour le meilleur, le pire…
En se disant qu’ils n’ont que ça à faire, ceux qui nous ont mis là, et qu’ils se marrent bien à nous regarder essayer une fois encore de trouver le sommeil avant de retenter demain encore et puis les autres jours aussi, après demain, le siècle prochain, de donner un sens à tout ça.
Et ils doivent aimer ça, puisque chaque matin, on se réveille encore, les rêves s’évaporent et c’est reparti pour un tour, pour un jour, pour toujours…
En attendant, je t’aime, mon amour…
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