mercredi 21 décembre 2022

"les visages vont naître de l’instant où je les regarde" Julio Cortazar, in "Chronopes et Fameux", Gallimard


Elles étaient voilées mais on ne le voyait pas. On regardait, ému·e, leur sourire ou leurs yeux, douceur calme ou tristesse, on ne savait pas trop. Une seule était austère, en son regard de biais elle scrutait la joie comme pour en priver celle qui ose, la plus jeune peut-être, pas encore éprise, pas encore conquise par la peur l’envie ou la dureté des jours, on ne savait pas. Cette carte, on l’avait trouvée dans un livre en ressourcerie, on ne savait plus lequel, peut-être même qu’on ne l’avait pas gardé. On avait regardé le verso, lu le titre de l’œuvre, un nom d’artiste, une date peut-être, mais là maintenant on ne savait plus, on l’avait punaisée au mur au-dessus du bureau et ce matin, elle nous parlait.

L’image est en noir et blanc, un groupe de femmes, cinq, une plus âgée intercalée entre celle de gauche et les trois autres, qui toutes regardent en même temps - quoi ? - alors que la plus jeune, à gauche, donc, observe le peintre. La vieille est amaigrie, ride profonde entre lèvres et joues absentes, le nez pointant vers son menton obstiné sous la dureté des lèvres tenues serrées, visage à l’ovale long dont le front et jusqu’au haut du cou sont masqués par les bords et les plis d’un habit de nonne. Les quatre autres sont pleines, leur visage rond leur cou ample sont profusion de douceurs. On devine des cheveux chauds et épais sous les tissus qui les séparent de nous. Une envie monte d’un effeuillage lent et pudique, le désir d’effleurer ces peaux, d’enfouir main tête et corps au cœur de cette image pour en respirer le souffle, connaître la volupté le plaisir et le jouir qu’elles donneront sûrement, sauf la vieille.

Raffaello : « Lo sposalizio della vergine » (particolare) – R. Pinacoteca di Brera - Milano

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